« Messieurs, . . . l'industrie ne peut pas marcher sans la
science; mais la réciproque est aussi vraie, surtout dans
notre pays. Un grand nombre d'expériences coûteuses ne
peuvent être entreprises et menées à bien que si les
industriels veulent bien nous aider. C'est parce que j'ai
trouvé auprès des industriels les plus grandes facilités
pour un certain nombre de mes recherches, c'est parce que
beaucoup de mes collègues ont trouvé le même appui - je
citerai notamment mon ami Moissan, qui n'a pu faire ses
belles découvertes sur le four électrique que grâce à
l'appui et à la générosité des industriels - que je crois
simplement accomplir un acte de reconnaissance vis-à-vis
d'eux, lorsque je fais une conférence dans un milieu
industriel et commerçant . . .
Depuis quelques jours, un de nos compatriotes et de mes
élèves, vient d'inventer ou plutôt de rendre industriel un
procédé de refroidissement de l'air (qui est basé à peu près
sur le même principe, mais qui est infiniment plus efficace.
Au lieu de se servir de la détente comme on le fait dans
l'appareil de Linde, M. Claude envoie, de l'air comprimé à
une pression peu élevée, 15 à 20 atmosphères, dans un
cylindre de machine à vapeur. . . Dans l'appareil de. M.
Claude, qui est infiniment plus simple et qui n'emploie pas
des pressions aussi élevées, on produit le kilogramme d'air
liquide avec un cheval vapeur tout au plus pendant une
heure. Le rendement est donc double et il pourra même être
plus élevé; la théorie indique qu'il pourra être au moins
quatre fois plus considérable lorsque l'appareil sera
suffisamment perfectionné. . .
Je tenais à vous signaler ces expériences extrêmement
intéressantes, parce qu'elles nous montrent que la
liquéfaction de l'air qui, jusqu'à présent, nécessitait un
outillage coûteux, va pouvoir devenir très pratique,
puisqu'il suffit de l'outillage classique: une machine à
vapeur dans laquelle on fait travailler de l'air comprimé
pour arriver à le liquéfier.
La grande difficulté dans le dispositif de Claude a été le
graissage de la machine tant que la température de
liquéfaction de l'air, n'est pas atteinte. En effet, les
huiles de graissage ordinaires se congèlent à - 50 degrés.
M. Claude a mis à profit une de mes expériences, qui
consiste à montrer qu'en prenant certains pétroles et en les
distillant à la température de l'acide carbonique bouillant
et en refroidissant la vapeur à -180 degrés, on obtient des
pétroles incongelables. . .
MM. Dulong et Petit ont étudié les lois de la déperdition de
la chaleur des corps et ils ont montré qu'un corps perdait
d'autant moins de chaleur que le milieu dans lequel on le
mettait était plus raréfié. . . Le dispositif que j'emploie
s'appuie sur le même principe. Voici un de ces vases : il
est constitué par deux cylindres en verre concentriques,
soudés à une de leurs extrémités et dont l'autre extrémité
porte une petite tubulure. Entre ces deux cylindres, on fait
le vide de Çrookes, comme on le fait dans les boules qui
servent à la production des rayons X. . .
Ces lampes à incandescence, branchées sur la canalisation
qui nous éclaire, donnent une lumière très vive. Nous allons
intercaler une résistance qui sera simplement un fil de
cuivre roulé autour d'un manche à balai. Ce fil de cuivre
présente une résistance d'environ 100 ohms. L'éclat des
lampes va être sinon supprimé, du moins considérablement
diminué ; vous voyez que c'est à peine si elles se
maintiennent au rouge sombre. Plongeons le fil de cuivre
dans l'air liquide: l'éclat des lampes augmente au fur et à
mesure que le fil se refroidit et bientôt les lampes
reprennent leur éclat primitif comme si aucune résistance
n'avait été intercalée. Il faut donc que la résistance ait
été réduite de neuf dixièmes de sa valeur primitive. . . ; à
la température de l'hydrogène liquide, c'est-à-dire à - 252
degrés, cette conductibilité devient 105 fois plus
considérable et tend à devenir infinie à mesure qu'on
s'approchera du zéro absolu. Cela nous fait entrevoir la
possibilité de transmettre à travers un fil d'une longueur
considérable, mais d'une extrême ténuité, c'est-à-dire à
travers une quantité de matière infinitésimale, une quantité
d'énergie indéfiniment croissante. En considérant le zéro
absolu, il serait même possible d'imaginer un fil ayant la
ténuité d'un fil d'araignée et à travers lequel on pourrait
faire passer des millions de chevaux de force sous forme de
courant électrique.
En songeant à cette possibilité on se demande si, en fin de
compte, la matière est bien réellement le support nécessaire
de l'énergie ou si, au contraire, l'énergie peut se passer
de la matière pour se manifester, si la matière ne sert que
de direction, de fil conducteur pour canaliser l'énergie.
C'est là une question sur laquelle on a beaucoup discuté et
sur laquelle on discutera encore longtemps. Mais
l'expérience, que je vous ai montrée, prouve qu'il n'est pas
absurde de supposer qu'à la limite, l’énergie et la matière
peuvent être indépendantes l'une de l'autre puisqu'à travers
une quantité de matière de plus en plus petite, aussi
infinitésimale qu'on puisse l'imaginer, on peut arriver à
faire passer une quantité d'énergie indéfiniment croissante.
. . »
(*) A. D’ARSONVAL, Des extraits : conférence de M. d’Arsonval à
l’Ecole supérieure de Commerce de Paris, 28 juin 1902.